Graziella 24

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CHAPITRE TROISIEME

I

Notre retour à Naples, en longeant le fond du golfe de Baïa et les pentes sinueuses du Pausilippe, fut une véritable fête pour la jeune fille, pour les enfants, pour nous, un triomphe pour Andréa. Nous rentrâmes à la Margellina à nuit close et en chantant. Les vieux amis et les voisins du pêcheur ne se lassaient pas d’admirer sa nouvelle barque. Ils l’aidèrent à la décharger et à la tirer à terre. Comme nous lui avions défendu de dire à qui il la devait, on fit peu d’attention à nous.

Après avoir tiré l’embarcation sur la grève, et porté les paniers de figues et de raisins au-dessus de la cave d’Andréa, près du seuil de trois chambres basses habitées par la vieille mère, les petits enfants et Graziella, nous nous retirâmes inaperçus. Nous traversâmes, non sans serrement de cœur, le tumulte bruyant des rues populeuses de Naples, et nous rentrâmes dans nos logements.

II

Nous nous proposions, après quelques jours de repos à Naples, de reprendre la même vie avec le pêcheur toutes les fois que la mer le permettrait. Nous nous étions si bien accoutumés à la simplicité de nos costumes et à la nudité de la barque depuis trois mois, que le lit, les meubles de nos chambres et nos habits de ville nous semblaient un luxe gênant et fastidieux. Nous espérions bien ne les reprendre que pour peu de jours. Mais le lendemain, en allant chercher à la poste nos lettres arriérées, mon ami en trouva une de sa mère. Elle rappelait son fils sans retard en France pour assister au mariage de sa sœur. Son beau-frère devait venir au-devant de lui jusqu’à Rome. D’après les dates, il devait déjà y être arrivé. Il n’y avait pas à atermoyer : il fallait partir. J’aurais dû partir avec lui. Je ne sais quel attrait d’isolement et d’aventure me retenait. La vie du marin, la cabane du pêcheur l’image de Graziella y étaient peut-être bien pour quelque chose, mais confusément. Le vertige de la liberté, l’orgueil de me suffire à moi-même à trois cents lieues de mon pays, la passion du vague et de l’inconnu, cette perspective aérienne des jeunes imaginations y étaient pour davantage.

Nous nous séparâmes avec un mâle attendrissement. Il me promit de venir me rejoindre aussitôt qu’il aurait satisfait à ses devoirs de fils et de frère. Il me prêta cinquante louis pour combler le vide que ces six mois avaient fait dans ma bourse, et il partit.

III

Ce départ, l’absence de cet ami, qui était pour moi ce qu’un frère plus âgé est à un frère presque enfant, me laissèrent dans un isolement que toutes les heures m’approfondissaient et dans lequel je me sentais enfoncer comme dans un abîme. Toutes mes pensées, tous mes sentiments, toutes mes paroles, qui s’évaporaient autrefois en les échangeant avec lui, me restaient dans l’âme, s’y corrompaient, s’y attristaient et me retombaient sur le cœur comme un poids que je ne pouvais plus soulever. Ce bruit où rien ne m’intéressait, cette foule où personne ne savait mon nom, cette chambre où aucun regard ne me répondait, cette vie d’auberge où l’on coudoie sans cesse des inconnus, où l’on s’assied à une table muette à côté d’hommes toujours nouveaux et toujours indifférents ; ces livres qu’on a lus cent fois, et dont les caractères immobiles vous redisent toujours les mêmes mots dans la même phrase et à la même place ; tout cela qui m’avait semblé si délicieux à Rome et à Naples, avant nos excursions et notre vie vagabonde et errante de l’été, me semblait maintenant une mort lente. Je me noyais le cœur de mélancolie.

Je traînai quelques jours cette tristesse de rue en rue, de théâtre en théâtre, de lecture en lecture, sans pouvoir la secouer ; puis enfin elle finit par me vaincre. Je tombai malade, de ce qu’on appelle le mal du pays. Ma tête était lourde ; mes jambes ne pouvaient me porter. J’étais pâle et défait. Je ne mangeais plus. Le silence m’attristait ; le bruit me faisait mal ; je passais les nuits sans sommeil et les jours couché sur mon lit, sans avoir ni l’envie ni même la force de me lever. Le vieux parent de ma mère, le seul qui pût s’intéresser à moi, était allé passer plusieurs mois à trente lieues de Naples, dans les Abruzzes, où il voulait établir des manufactures. Je demandai un médecin ; il vint, me regarda, me tâta le pouls et me dit que je n’avais aucun mal. La vérité c’est que j’avais un mal auquel sa médecine n’avait pas de remède, un mal d’âme et d’imagination. Il s’en alla. Je ne le revis plus.

IV

Cependant je me sentis si mal le lendemain que je cherchai dans ma mémoire de qui je pourrais attendre quelque secours, et quelque pitié si je venais à ne pas me relever. L’image de la pauvre famille du pêcheur de la Margellina, au milieu de laquelle je vivais encore en souvenir me revint naturellement à l’esprit. J’envoyai un enfant qui me servait chercher Andréa et lui dire que le plus jeune des deux étrangers était malade et demandait à le voir.

Quand l’enfant porta mon message, Andréa était en mer avec Beppino ; la grand-mère était occupée à vendre les poissons sur les quais de Chiaja. Graziella seule était à la maison avec ses petits frères. Elle prit à peine le temps de les confier à une voisine, de se vêtir de ses habits les plus neufs de Procitane, et elle suivit l’enfant qui lui montra la rue, le vieux couvent, et la précéda sur l’escalier.

J’entendis frapper doucement à la porte de ma chambre. La porte s’ouvrit comme poussée par une main invisible : j’aperçus Graziella. Elle jeta un cri de pitié en me voyant. Elle fit quelques pas en s’élançant vers mon lit ; puis, se retenant et s’arrêtant debout, les mains entrelacées et pendantes sur son tablier, la tête penchée sur l’épaule gauche dans l’attitude de la Pitié : « Comme il est pâle, se dit-elle tout bas ; et comment si peu de jours ont-ils pu lui changer à ce point le visage ! Et où est l’autre ? » dit-elle en se retournant et en cherchant des yeux mon compagnon ordinaire dans la chambre.

« Il est parti, lui dis-je, et je suis seul et inconnu à Naples.

– Parti ? dit-elle. En vous laissant seul et malade ainsi ? Il ne vous aimait donc pas ! Ah ! si j’avais été à sa place, je ne serais pas partie, moi ; et pourtant je ne suis pas votre frère, et je ne vous connais que depuis le jour de la tempête ! »


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