Björn Andrésen
Tadzio dans "Morte a Venezia" de Visconti
La Mort à Venise (en allemand Der Tod in Venedig) est le titre d'une nouvelle que Thomas Mann publia en 1912. Cette célèbre nouvelle a inspiré un film à Luchino Visconti et un opéra à Benjamin Britten.
"Ce que je voulais raconter à l'origine n'avait rien d'homosexuel; c'était l'histoire du dernier amour de Goethe à soixante dix ans, pour Ulrike von Levetzow, une jeune fille de Marienbad : une histoire méchante, belle, grotesque, dérangeante qui est devenue Mort à Venise. A cela s'est ajoutée l'expérience de ce voyage lyrique et personnel qui m'a décidé à pousser les choses à l'extrême en introduisant le thème de l'amour interdit. Le fait érotique est ici une aventure anti-bourgeoise, à la fois sensuelle et spirituelle."
Thomas Mann
De la solitude naît l'originalité, la beauté en ce qu'elle a d'osé, et d'étrange, le poème.
Et de la solitude aussi, les choses à rebours, désordonnées, absurdes, coupables.
Les ciseaux n'avaient jamais touché sa splendide chevelure dont les boucles, comme celles
du tireur d'épine, coulaient sur le front, les oreilles et plus bas encore sur la nuque.
Le repos dans la perfection, c'est le rêve de celui qui peine pour atteindre l'excellence ;
et le néant n'est-il pas une forme de la perfection ?
Mais joyeux et fortement ému à la fois, il était comblé de bonheur. Grâce à ce fanatisme
enfantin dirigé contre la plus innocente scène, la divine insignifiance entrait en rapport
avec l'humanité ; un précieux chef-d'oeuvre de la nature, uniquement destiné au régal des
yeux, apparaissait digne d'un intérêt plus profond, et la figure de l'éphèbe, déjà si remarquable
par sa beauté, gagnait un relief qui permettait de le prendre au sérieux en dépit de sa jeunesse.
Se pouvait-il qu'il eût ignoré, qu'il eût oublié combien son coeur était attaché à tout cela ?
N'était-il pas écrit que le soleil détourne notre attention des choses intellectuelles vers les choses matérielles ?
Et puis il exprima ce qu'il avait de plus subtil à dire, l'astucieux séducteur, à savoir que celui qui
aime est plus divin que celui qui est aimé, puisque dans le premier est le dieu, mais non dans
l'autre, pensée peut- être la plus tendre et la plus moqueuse qui ait jamais été conçue et dont
émane toute la malice et la plus secrète volupté du désir.
Il n'est rien de plus singulier, de plus embarrassant que la situation réciproque de personnes
qui se connaissent seulement de vue, qui à toute heure du jour se rencontrent, s'observent, et
qui sont contraintes néanmoins par l'empire des usages ou leur propre humeur à affecter
l'indifférence et à se croiser comme des étrangers, sans un salut, sans un mot.
Il était plus beau qu'on ne saurait dire, et Aschenbach sentit une fois de plus avec douleur
que le langage peut bien célébrer la beauté, mais n'est pas capable de l'exprimer.
La joie, la surprise, l'admiration s'y peignirent sans doute ouvertement quand son regard croisa celui dont l'absence l'avait inquiété, et à cette seconde même Tadzio sourit, lui sourit à lui, d'un sourire expressif, familier, charmeur et plein d'abandon, dans lequel ses lèvres lentement s'entrouvrirent.
C'était le sourire de Narcisse penché sur le miroir de la source, ce sourire profond, enchanté, prolongé, avec lequel il tend les bras au reflet de sa propre beauté, sourire nuancé d'un très léger mouvement d'humeur, à cause de la vanité de ses efforts pour baiser les séduisantes lèvres de son image, sourire plein de coquetterie, de curiosité, de légère souffrance, fasciné et fascinateur.
Et penché en arrière, les bras pendants, accablé et secoué de frissons successifs, il soupira la formule immuable du désir... impossible en ce cas, absurde, abjecte, ridicule, sainte malgré tout, et vénérable même ainsi : "Je t'aime !".
extraits de "La mort à Venise" de Thomas Mann