Graziella 2

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II

David et son élève passèrent quelques semaines à Rome.
Le lendemain de notre arrivée, elle reprit ses habits d'homme et me conduisit d'abord à Saint-Pierre, puis au Colisée, à Frascati, à Tivoli, à Albano ; j'évitai ainsi les fatigantes redites de ces démonstrateurs gagés qui dissèquent aux voyageurs le cadavre de Rome, et qui, en jetant leur monotone litanie de noms propres et de dates à travers vos impressions, obsèdent la pensée et déroutent le sentiment des belles choses. La Camilla n'était pas savante, mais, née à Rome, elle savait d'instinct les beaux sites et les grands aspects dont elle avait été frappée dans son enfance.

Elle me conduisait sans y penser aux meilleures places et aux meilleures heures, pour contempler les restes de la ville antique : le matin, sous les pins aux larges dômes du Monte Pincio ; le soir, sous les grandes ombres des colonnades de Saint-Pierre ; au clair de lune, dans l'enceinte muette du Colisée ; par de belles journées d'automne, à Albano, à Frascati et au temple de la Sibylle tout retentissant et tout ruisselant de la fumée des cascades de Tivoli. Elle était gaie et folâtre comme une statue de l'éternelle Jeunesse au milieu de ces vestiges du temps et de la mort. Elle dansait sur la tombe de Cecilia Metella, et, pendant que je rêvais assis sur une pierre, elle faisait résonner des éclats de sa voix de théâtre les voûtes sinistres du palais de Dioclétien.

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Monte Pincio by Peter Christian Thamsen Skovgaard

Le soir nous revenions à la ville, notre voiture remplie de fleurs et de débris de statues, rejoindre le vieux David, que ses affaires retenaient à Rome, et qui nous menait finir la journée dans sa loge au théâtre. La cantatrice, plus âgée que moi de quelques années, ne me témoignait pas d'autres sentiments que ceux d'une amitié un peu tendre. J'étais trop timide pour en témoigner d'autres moi-même ; je ne les ressentais même pas, malgré ma jeunesse et sa beauté. Son costume d'homme, sa familiarité toute virile, le son mâle de sa voix de contralto et la liberté de ses manières me faisaient une telle impression, que je ne voyais en elle qu'un beau jeune homme, un camarade et un ami.

III

Quand Camilla fut partie, je restai absolument seul à Rome, sans aucune lettre de recommandation, sans aucune autre connaissance que les sites, les monuments et les ruines où la Camilla m'avait introduit. Le vieux peintre chez lequel j'étais logé ne sortait jamais de son atelier que pour aller le dimanche à la messe avec sa femme et sa fille, jeune personne de seize ans aussi laborieuse que lui. Leur maison était une espèce de couvent où le travail de l'artiste n'était interrompu que par un frugal repas et par la prière.

Le soir quand les dernières lueurs du soleil s'éteignaient sur les fenêtres de la chambre haute du pauvre peintre, et que les cloches des monastères voisins sonnaient l'Ave Maria, cet adieu harmonieux du jour en Italie, le seul délassement de la famille était de dire ensemble le chapelet et de psalmodier à demi-chant les litanies jusqu'à ce que les voix affaissées par le sommeil s'éteignissent dans un vague et monotone murmure semblable à celui du flot qui s'apaise sur une plage où le vent tombe avec la nuit.

J'aimais cette scène calme et pieuse du soir, où finissait une journée de travail par cet hymne de trois âmes s'élevant au ciel pour se reposer du jour. Cela me reportait au souvenir de la maison paternelle, où notre mère nous réunissait aussi, le soir, pour prier tantôt dans sa chambre, tantôt dans les allées de sable du petit jardin de Milly, aux dernières lueurs du crépuscule. En retrouvant les mêmes habitudes, les mêmes actes, la même religion, je me sentais presque sous le toit paternel dans cette famille inconnue. Je n'ai jamais vu de vie plus recueillie, plus solitaire, plus laborieuse et plus sanctifiée que celle de la maison du peintre romain.

Le peintre avait un frère. Ce frère ne demeurait pas avec lui. Il enseignait la langue italienne aux étrangers de distinction qui passaient les hivers à Rome. C'était plus qu'un professeur de langues, c'était un lettré romain du premier mérite. Jeune encore, d'une figure superbe, d'un caractère antique, il avait figuré avec éclat dans les tentatives de révolution que les républicains romains avaient faites pour ressusciter la liberté dans leur pays. Il était un des tribuns du peuple, un des Rienzi de l'époque. Dans cette courte résurrection de Rome antique suscitée par les Français, étouffée par Mack et par les Napolitains, il avait joué un des premiers rôles, il avait harangué le peuple au Capitole, arboré le drapeau de l'indépendance et occupé un des premiers postes de la république. Poursuivi, persécuté, emprisonné au moment de la réaction, il n'avait dû son salut qu'à l'arrivée des Français, qui avaient sauvé les républicains, mais qui avaient confisqué la république.

Ce Romain adorait la France révolutionnaire et philosophique ; il abhorrait l'empereur et l'empire. Bonaparte était pour lui, comme pour tous les Italiens libéraux, le César de la liberté. Tout jeune encore, j'avais les mêmes sentiments.
Cette conformité d'idées ne tarda pas à se révéler entre nous. En voyant avec quel enthousiasme à la fois juvénile et antique je vibrais aux accents de liberté quand nous lisions ensemble les vers incendiaires du poète Monti ou les scènes républicaines d'Alfieri, il vit qu'il pouvait s'ouvrir à moi, et je devins moins son élève que son ami.

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