Graziella 19

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CHAPITRE DEUXIEME

I

Graziella alors rentrait à la maison pour filer auprès de sa grand-mère ou pour préparer le repas du milieu du jour. Quant au vieux pêcheur et à Beppo, ils passaient les journées entières au bord de la mer à arrimer la barque neuve, à y faire les perfectionnements que leur passion pour leur nouvelle propriété leur inspirait, et à essayer les filets à l’abri des écueils. Ils nous rapportaient toujours, pour le repas de midi, quelques crabes ou quelques anguilles de mer, aux écailles plus luisantes que le plomb fraîchement fondu. La mère les faisait frire dans l’huile des oliviers. La famille conservait cette huile, selon l’usage du pays, au fond d’un petit puits creusé dans le rocher tout près de la maison, et fermé d’une grosse pierre où l’on avait scellé un anneau de fer. Quelques concombres frits de même et découpés en lanières dans la poêle, quelques coquillages frais, semblables à des moules, et qu’on appelle frutti di mare, fruits de mer composaient pour nous ce frugal dîner, le principal et le plus succulent repas de la journée. Des raisins muscats aux longues grappes jaunes, cueillis le matin par Graziella, conservés sur leur tige et sous leurs feuilles, et servis sur des corbeilles plates d’osier tressé, formaient le dessert. Une tige ou deux de fenouil vert et cru trempé dans le poivre, et dont l’odeur d’anis parfume les lèvres et relève le cœur, nous tenaient lieu de liqueurs et de café, selon l’usage des marins et des paysans de Naples. Après le dîner nous allions chercher, mon ami et moi, quelque abri ombragé et frais au sommet de la falaise, en vue de la mer et de la côte de Baïa, et nous y passions, à regarder, à rêver et à lire, les heures brûlantes du jour, jusque vers quatre ou cinq heures après midi.

II

Nous n’avions sauvé des flots que trois volumes dépareillés, parce que ceux-là ne se trouvaient pas dans notre valise de marin, quand nous la jetâmes à la mer : c’était un petit volume italien d’Ugo Foscolo, intitulé Lettres de Jacopo Ortis, espèce de Werther, moitié politique, moitié romanesque, où la passion de la liberté de son pays se mêle dans le cœur d’un jeune Italien à sa passion pour une belle Vénitienne. Le double enthousiasme, nourri par ce double feu de l’amant et du citoyen, allume dans l’âme d’Ortis une fièvre dont l’accès, trop fort pour un homme sensible et maladif, produit enfin le suicide. Ce livre, copie littérale mais coloriée et lumineuse du Werther de Gœthe, était alors entre les mains de tous les jeunes hommes qui nourrissaient, comme nous, dans leur âme, ce double rêve de ceux qui sont dignes de rêver quelque chose de grand : l’amour et la liberté.

III

La police de Bonaparte et de Murat proscrivait en vain l’auteur et le livre. L’auteur avait pour asile le cœur de tous les patriotes italiens et de tous les libéraux de l’Europe. Le livre avait pour sanctuaire la poitrine des jeunes gens comme nous ; nous l’y cachions pour en aspirer les maximes. Des deux autres volumes que nous avions sauvés, l’un était Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre, ce manuel de l’amour naïf ; livre qui semble une page de l’enfance du monde arrachée à l’histoire du cœur humain et conservée toute pure et toute trempée de larmes contagieuses pour les yeux de seize ans.

L’autre était un volume de Tacite, pages tachées de débauche, de honte et de sang, mais où la vertu stoïque prend le burin et l’apparente impassibilité de l’histoire pour inspirer à ceux qui la comprennent la haine de la tyrannie, la puissance des grands dévouements et la soif des généreuses morts.

Ces trois livres se trouvaient par hasard correspondre aux trois sentiments qui faisaient dès lors, comme par pressentiment, vibrer nos jeunes âmes : l’amour, l’enthousiasme pour l’affranchissement de l’Italie et de la France, et enfin la passion pour l’action politique et pour le mouvement des grandes choses dont Tacite nous présentait l’image et pour lesquelles il trempait nos âmes de bonne heure dans le sang de son pinceau et dans le feu de la vertu antique. Nous lisions haut et tour à tour tantôt admirant, tantôt pleurant, tantôt rêvant. Nous entrecoupions ces lectures de longs silences et de quelques exclamations échangées, qui étaient pour nous le commentaire irréfléchi de nos impressions, et que le vent emportait avec nos rêves.

IV

Nous nous placions nous-mêmes par la pensée dans quelques-unes de ces situations fictives ou réelles que le poète ou l’historien venait de raconter pour nous. Nous nous faisions un idéal d’amant ou de citoyen, de vie cachée ou de vie publique, de félicité ou de vertu. Nous nous plaisions à combiner ces grandes circonstances, ces merveilleux hasards des temps de révolution, où les hommes les plus obscurs sont révélés à la foule par le génie et appelés, comme par leurs noms, à combattre la tyrannie et à sauver les nations ; puis, victimes de l’instabilité et de l’ingratitude des peuples, condamnés à mourir sur l’échafaud, en face du temps qui les méconnaît et de la postérité qui les venge.

Il n’y avait pas de rôle, quelque héroïque qu’il fût, qui n’eût trouvé nos âmes au niveau des situations. Nous nous préparions à tout, et si la fortune, un jour, ne réalisait pas ces grandes épreuves où nous nous précipitions en idée, nous nous vengions d’avance en la méprisant. Nous avions en nous-mêmes cette consolation des âmes fortes : que si notre vie restait inutile, vulgaire et obscure, c’était la fortune qui nous manquerait, ce n’était pas nous qui aurions manqué à la fortune !
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