Graziella 23

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Tout le jour la maison fut triste comme s’il était arrivé un événement douloureux dans l’humble famille. On se réunit pour prendre les repas, sans presque se parler. On se sépara. On se retrouva sans sourire. On voyait que Graziella n’avait point le cœur à ce qu’elle faisait en s’occupant dans le jardin ou sur le toit. Elle regardait souvent si le soleil baissait, et, de cette journée, il était visible qu’elle n’attendait que le soir.

Quand le soir fut venu et que nous eûmes repris tous nos places ordinaires sur l’astrico, je rouvris le livre et j’achevai la lecture au milieu des sanglots. Père, mère, enfants, mon ami, moi-même, tous participaient à l’émotion générale. Le son morne et grave de ma voix se pliait, à mon insu, à la tristesse des aventures et à la gravité des paroles. Elles semblaient, à la fin du récit, venir de loin et tomber de haut dans l’âme avec l’accent creux d’une poitrine vide où le cœur ne bat plus et qui ne participe plus aux choses de la terre que par la tristesse, la religion et le souvenir.

XVIII

Il nous fut impossible de prononcer de vaines paroles après ce récit. Graziella resta immobile et sans geste, dans l’attitude où elle était en écoutant, comme si elle écoutait encore. Le silence, cet applaudissement des impressions durables et vraies, ne fut interrompu par personne. Chacun respectait dans les autres les pensées qu’il sentait en soi-même. La lampe presque consumée s’éteignit insensiblement sans qu’aucun de nous y portât la main pour la ranimer. La famille se leva et se retira furtivement. Nous restâmes seuls, mon ami et moi, confondus de la toute puissance de la vérité, de la simplicité et du sentiment sur tous les hommes, sur tous les âges et sur tous les pays.

Peut-être une autre émotion remuait-elle déjà aussi le fond de notre cœur. La ravissante image de Graziella transfigurée par ses larmes, initiée à la douleur par l’amour flottait dans nos rêves avec la céleste création de Virginie. Ces deux noms et ces deux enfants, confondus dans des apparitions errantes, enchantèrent ou attristèrent notre sommeil agité jusqu’au matin. Le soir de ce jour et les deux jours qui suivirent, il fallut relire deux fois à la jeune fille le même récit. Nous l’aurions relu cent fois de suite qu’elle ne se serait pas lassée de le demander encore. C’est le caractère des imaginations du Midi, rêveuses et profondes, de ne pas chercher la variété dans la poésie ou dans la musique ; la musique et la poésie ne sont, pour ainsi dire, que les thèmes sur lesquels chacun brode ses propres sentiments ; on s’y nourrit, sans satiété, comme le peuple, du même récit et du même air pendant des siècles. La nature elle-même, cette musique et cette poésie suprême, qu’a-t-elle autre chose que deux ou trois paroles et deux ou trois notes, toujours les mêmes, avec lesquelles elle attriste ou enchante les hommes, depuis le premier soupir jusqu’au dernier ?

XIX

Au lever du soleil, le neuvième jour, le vent de l’équinoxe tomba enfin, et, en peu d’heures, la mer redevint une mer d’été. Les montagnes mêmes de la côte de Naples, ainsi que les eaux et le ciel, semblaient nager dans un fluide plus limpide et plus bleu que pendant les mois des grandes chaleurs, comme si la mer le firmament et les montagnes eussent déjà senti ce premier frisson de l’hiver qui cristallise l’air et le fait étinceler comme l’eau figée des glaciers. Les feuilles jaunies de la vigne et les feuilles brunies des figuiers commençaient à tomber et à joncher la cour. Les raisins étaient cueillis. Les figues séchées sur l’astrico au soleil étaient emballées dans des paniers grossiers d’herbes marines tressées en nattes par les femmes. La barque était pressée d’essayer la mer et le vieux pêcheur de ramener sa famille à la Margellina. On nettoya la maison et le toit, on couvrit la source d’une grosse pierre, pour que les feuilles séchées et les eaux de l’hiver n’en corrompissent pas le bassin. On épuisa d’huile le petit puits creusé dans la roche. On mit l’huile dans des jarres ; les enfants les descendirent à la mer en passant de petits bâtons dans les anses. On fit un paquet entouré de cordes du matelas et des couvertures du lit. On alluma une dernière fois la lampe sous l’image abandonnée du foyer. On fit une dernière prière devant la Madone, pour lui recommander la maison, le figuier, la vigne que l’on quittait ainsi pour plusieurs mois. Puis l’on ferma la porte. On cacha la clef au fond d’une fente de rocher recouverte de lierre, pour que le pêcheur s’il revenait pendant l’hiver sût où la trouver et qu’il pût visiter son toit. Nous descendîmes ensuite à la mer aidant la pauvre famille à emporter et à embarquer l’huile, les pains et les fruits.

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