La petite fille aux grands yeux verts

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La petite fille aux grands yeux verts, beaucoup de gens se sont longtemps demandé ce que tu entendais par là.

imagephoto : Muhammed Muheisen

Tu en parlais régulièrement, disais qu’elle était ta compagne, celle qui partageait ta vie, nuit et jour.

La petite fille aux grands yeux verts, était-elle française, anglaise, allemande ou polonaise ? Avec un air énigmatique, tu répondais qu’elle était internationale, que tout le monde la connaissait un jour ou l’autre.

Tu disais qu’elle était le réconfort des petits, l’amante des malheureux.

Tu disais qu’elle t’était fidèle, depuis de longues années et qu’elle serait près de toi au moment de quitter ce monde.

La petite fille aux grands yeux verts n’avait rien à voir avec la fée verte qui apportait la folie à ceux qui la côtoyaient de trop près, à commencer par Verlaine et Mallarmé qui étaient tes amis. Des poètes maudits, comme ils aimaient eux-mêmes à se surnommer. Cependant, ces deux jeunes filles avaient quand même un air de famille. Elles allaient si bien ensemble.

La petite fille aux grands yeux verts est immortelle. Elle rôde encore dans certains quartiers. Beaucoup de personnes vivent encore avec elle au quotidien, sans pouvoir si bien la nommer. De plus en plus, malheureusement. Elle doit avoir des sœurs, des jumelles, des  clones. Elles sont partout, dans toutes les villes, dans tous les pays, sur tous les continents.

Un jour de juillet, la grande dame au long manteau noir est venue te rendre visite. Et t’a emporté à jamais, ne nous laissant que ta musique et ton souvenir.

L’infirmière nous a donné tes effets dans un sac en papier : ton diapason, ton couteau, des bouts de ficelle, quelques sous mais pas de billets, une pochette de Rustines pour réparer ton vélo et les clés de chez toi.

Alors nous, tes amis, nous nous sommes rendus dans ton appartement.

A Arcueil.

Aucun d’entre nous n’y était jamais entré. Tu ne nous recevais pas chez toi, dans cette petite chambre demeurée secrète pour nous tous. Tu préférais les cafés, ou les bistros comme on disait depuis peu.

Sitôt la porte poussée, nous l’avons vue, la petite fille aux grands yeux verts. Elle était là, présente dans le capharnaüm de ton chez toi.

Elle était évidente, partout, dans chaque coin de la pièce.

Dans tes deux vieux pianos complètement désaccordés, sales, attachés ensemble par des ceintures et des ficelles.

Dans les milliers de papiers qui trainaient par terre, dans les pianos ouverts, sous la table. Partout.

Dans les dizaines de lettres et de factures que tu n’avais même pas ouvertes et au dos desquelles tu avais gribouillé des portées, des clés de sol, de fa, des notes, des soupirs et des silences.

Dans ta réserve de nourriture, vide, ou quasiment où ne traînaient qu’un morceau de pain, une boite de sardines entamée et moisie, un reste de saucisson et deux carottes rabougries.

Dans les bouteilles de vin renversées à même le sol.

Dans ton placard à vêtements où nous sommes tous tombés en arrêt devant ta collection de vieux parapluies et de faux-cols sales et crasseux, devant tes costumes de velours gris, tous identiques. Dans tes chaussures sans lacets aux semelles percées.

Au milieu de cette pièce dont nous ne pouvions même pas imaginer l’état, nous l’avons bien regardée dans les yeux, cette petite fille aux grands yeux verts.

Nous, tes amis, nous lui donnons un autre nom. Moins poétique, plus cru, plus direct : la misère.

Nous savions tous que tu ne vivais pas dans l’opulence. Mais de là à imaginer ce que nous venions de voir…

Nous avons tous compris que cette compagne quotidienne était la misère, la dêche. Que tes Gymnopédies, tes Vexations, tes Orgies, tes Préludes, tes Embryons desséchés, tes Nocturnes, tes Gnossiennes et tes Pièces froides ne suffisaient pas à te faire manger.

Juste à te permettre de subsister, à te faire survivre en compagnie de cette petite fille qui ne te quittait pas.

Nous sommes tous sortis en silence sans avoir osé bouger le moindre objet de chez toi. Nous étions tous atterrés, par ta mort d’abord et par la prise de conscience de ce qu’avait été ta vie. Au bras de cette petite fille aux grands yeux verts dont tu parlais si souvent et avec le sourire.

Et nous tous, tes amis, tes proches, nous n’avions rien vu.

Je suis sorti le dernier. J’ai donné deux tours de clé pour conserver bien à l’abri des voleurs le maigre contenu de ta maison. Juste avant de partir, j’ai retiré la carte de visite qui ornait ta porte. Elle était jaunie par le temps, salie par la poussière, écornée, abimée. Au milieu de cette carte, on arrivait quand même à deviner ton nom : « Erik Satie, musicien ».

JM Bassetti. 17 Mai 2013

 

 


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